Interview avec Claude Meisch dans Virgule

"La violence est devenue normale pour certains jeunes"

Interview: Virgule (Madalena Queiros)

Virgule: Vous disposez d'un avantage envié par tous les ministres de l'Éducation de l'UE, étant en poste depuis plus de dix ans, ce qui vous permet d'assurer la continuité éducative. Quelles mesures considérez-vous comme les plus importantes de cette dernière décennie?

Claude Meisch: Vous avez raison. Je suis un peu le dinosaure des ministres de l'Éducation de l'Union européenne. Le mandat moyen d'un ministre de l'Éducation est de 22 mois dans les États membres de l'UE. Je suis vraiment l'exception, puisque cela fait dix ans que je suis en poste. Il est vrai que ce temps nous permet de travailler dans la continuité. Nous pouvons lancer des mesures, attendre leurs résultats, les évaluer et les ajuster, afin d'avoir le temps de travailler dans la même direction sur le long terme. C'est l'une des conditions pour assurer la qualité, car si nous la voulons, nous ne pouvons pas changer sans cesse de politiques, de modèles et d'approches. Cette continuité est l'une des attentes des écoles, des parents et des enseignants pour savoir dans quelle direction va le système éducatif.

Virgule: Car on ne peut mesurer l'efficacité d'une mesure de politique éducative que dix ans après sa mise en oeuvre...

Claude Meisch: C'est vrai, quand on fait, par exemple, un changement dans les garderies, on ne pourra en constater l'impact que dix ans plus tard. Il faut faire preuve d'un peu de patience avant de voir les résultats. Il y a une approche générale que nous avons suivie ces dernières années et qui continue d'apparaître dans notre programme de gouvernement de coalition, qui est l'évaluation des projets qui sont mis en pratique et qui peuvent conduire à leur réorientation ou à leur continuité. En termes d'équité, il existe une grande disparité dans les opportunités de performance des étudiants non luxembourgeois et luxembourgeois. Et il existe également des différences entre les étudiants issus de milieux économiques plus défavorisés et ceux issus de milieux plus favorisés. Et c'est précisément sur cette question que nous travaillons à travers la création d'écoles publiques internationales et le projet pilote d'alphabétisation en langue française. C'est une manière de regrouper des élèves de profils différents dans une même classe et dans une même école. Mais aussi en leur donnant la possibilité de choisir différentes options: d'un côté l'alphabétisation en allemand et de l'autre l'alphabétisation en français.

Et nous voulons aller plus loin. Nous évaluerons ce projet pilote, actuellement mis en oeuvre dans quatre écoles. Et au plus tard, au cours de l'année scolaire 2026/27, nous envisageons de généraliser cette option à toutes les écoles. Ainsi, dans le système scolaire public traditionnel luxembourgeois, nous pouvons avoir la possibilité d'enseigner l'alphabétisation en français ou en allemand. Nous sommes très optimistes par rapport au fait que ce projet portera ses fruits et que l'évaluation sera positive. Il pourrait être nécessaire de réajuster certains éléments du projet pilote. L'objectif est que les élèves de 12 ans aient le même niveau d'allemand et de français. Afin qu'ils puissent ensuite êtreorientés ensemble soit vers l'enseignement secondaire classique, soit vers des filièresgénérales ou préparatoires.

Il existe de nombreux autres aspects de la qualité sur lesquels nous entendons travailleren détail, comme par exemple la mise à disposition de personnel plus qualifié dans lescrèches. Nous aurons également une deuxième personne dans la classe, au cycle 1 duprimaire, pour donner aux élèves plus de possibilités de développer leur parcourséducatif dès les premières années.

Un autre élément de qualité très important est la révision de notre programme d'études pour l'école primaire. Nous souhaitons investir davantage dans les compétencestransversales, telles que la créativité, l'interaction, les compétences sociales, lacommunication, la pensée critique. Nous entendons ainsi développer les compétenceshumaines des étudiants, de plus en plus importantes face à une évolution technologiquequi peut susciter certaines craintes, comme c'est le cas de l'intelligence artificielle

Virgule: Dans certaines écoles, des élèves utilisent ChatGPT pour faire leurs devoirs etobtiennent de très bonnes notes. Comment contrer cette utilisation abusive del'intelligence artificielle?

Claude Meisch: Depuis l'apparition d'outils comme ChatGPT, nous avons organisé des formations continues pour les enseignants afin de leur montrer comment intégrer ces outils dans un cours et comment éduquer les élèves à les utiliser. Bien sûr, cela aura un impact surl'organisation de l'école. Car cela n'a pas de sens d'évaluer un travail qui a été fait demanière autonome à la maison, sans savoir s'il a été fait par l'élève ou à l'aide d'uneintelligence artificielle. À mon avis, la défense orale du travail sera la plus importante, carl'enseignant pourra ainsi savoir si c'est vraiment l'élève qui a effectué la recherche ou s'ila eu recours à l'intelligence artificielle.

Virgule: Vous parlez aussi de renforcer l'offre au niveau des écoles internationales...

Claude Meisch: Dans notre programme électoral, nous prévoyons la création de trois écoles publiquesinternationales supplémentaires, deux dans la région sud et une dans la région centrale,car il y a actuellement une forte demande. La période de candidature a déjà commencéet tous les directeurs me disent qu'il y a quatre candidats pour chaque place disponible.

Virgule: Dans le cas de Gaston Thorn, environ 90 % des candidats de l'année dernière n'ont pas obtenu de place...

Claude Meisch: Nous ne pouvons pas faire grand-chose à court terme. Mais c'est pourquoi nousdéplaçons l'école nationale pour adultes, qui se trouve dans le même bâtiment, à Belval,afin de libérer de l'espace pour le développement de l'école internationale Gaston Thorn.

Pour l'enseignement secondaire, l'ensemble du bâtiment sera disponible et, à moyen terme, il sera déplacé au Limpertsberg, dans les locaux du lycée Michel Lucius et du lycée technique du Centre qui seront libérés, car ces écoles auront de nouveaux locaux à la périphérie de la ville. Mais c'est pourquoi nous prévoyons de créer trois écoles internationales supplémentaires, dont une dans la périphérie de la ville de Luxembourg.

Virgule: L'évaluation de ces écoles internationales révèle que les étudiants issus de milieux plus défavorisés et ceux issus de l'immigration sont sous-représentés. Comment diversifier davantage ces origines?

Claude Meisch: C'est l'une des raisons qui nous amènent à suivre la voie de la transformation de notre système national, en proposant deux parcours d'alphabétisation en français et en allemand dans tout le pays. Parce que toutes les familles ne choisissent pas l'option de fréquenter une école internationale, car celles-ci ne sont souvent pas situées dans le quartier ou la ville où elles vivent. Et il est difficile d'envoyer des enfants de quatre ans à l'école loin de chez eux. C'est pourquoi nous avons choisi d'augmenter l'offre d'écoles internationales et il est important que les étudiants soient bien orientés, guidés et informés. L'une des missions de tous les enseignants est d'orienter les parents et les élèves vers une offre adaptée. Cela se fait souvent lors de la transition de l'école primaire à l'école secondaire, où l'élève peut être orienté vers l'enseignement classique et général et peut également être orienté vers une école internationale. Par exemple, dans trois semaines aura lieu le salon de l'Éducation où sera présentée toute l'offre scolaire au Luxembourg, la rendant plus accessible à tous les étudiants. C'est un atout de pouvoir disposer de plusieurs systèmes, ce qui nous permet de voir lequel est le mieux adapté aux besoins de notre population.

Virgule: Une autre recommandation est d'introduire certaines des caractéristiques des écoles internationales dans le système national. Que peut-on faire dans ce sens?

Claude Meisch: Dans notre programme gouvernemental, nous avons une autre idée: abolir le système des sections classiques, ce qui signifie qu'au lieu de choisir une section, littéraire, mathématiques ou sciences naturelles, économie, l'élève pourra faire sa propre combinaison de matières de différentes sections. C'est une des possibilités que nous avons dans les écoles publiques internationales, qui fonctionne bien, et nous pouvons nous inspirer de ce modèle et voir comment nous pouvons avoir une option similaire dans notre système traditionnel. C'est un atout de pouvoir disposer de plusieurs systèmes, ce qui nous permet de voir lequel est le mieux adapté aux besoins de notre population, à l'éducation d'aujourd'hui. Certains s'interrogent sur le fait de savoir si le choix des branches est préférable à celui des sections. Car il peut y avoir un élève qui est très doué pour la musique, mais qui ne veut pas choisir exclusivement ce domaine. Dans l'école secondaire classique, il devrait choisir la section musique. Mais avec ce système, il pourrait choisir la musique commevoie principale, mais choisir les mathématiques parce que c'est une matière quil'intéresse aussi, ou opter pour l'histoire ou la géographie.

Virgule: Les étrangers continuent d'être davantage orientés vers la voie préparatoire ousecondaire générale et sont minoritaires dans l'enseignement classique. Augmenter l'âgedu choix, en le repoussant à plus tard, ne pourrait-il pas atténuer ce problème?

Claude Meisch: Il existe différentes perspectives sur cette question et cela fait l'objet d'un débat depuis denombreuses années. Mais il faut dire qu'il existe d'autres pays où la répartition entre lesdifférents types d'élèves se fait plus tôt, comme en Allemagne, où le choix se fait à l'âgede 10 ans. Mais il faut voir que si l'on maintient tous les élèves dans le même tronccommun plus tardivement, l'hétérogénéité dans les classes commence à être de plus enplus grande. Et actuellement, les professeurs souffrent de cette diversité ethétérogénéité, avec certains très bons élèves et d'autres qui sont plus faibles, puis il y ades élèves qui maîtrisent toutes les langues et d'autres qui ne les maîtrisent pas.

Évidemment, les enseignants sont disponibles pour diversifier leur offre pédagogiquedans une même classe, mais quand l'hétérogénéité est trop grande, il arrive un momentoù, à mon avis, ça ne marche plus. Je crois qu'il ne faut pas garder les élèves dans untronc commun plus tard, mais plutôt agir au niveau de l'alphabétisation, en réformant lesannées précédentes, mais aussi en ayant plus de choix. Car, actuellement, en plus desoptions classiques et générales, il existe des offres d'écoles internationales, mais aussides cours internationaux de français en 7e année dans le système national.

Aujourd'hui, il existe également beaucoup plus de possibilités de parcours de préparationqu'il y a dix ans. Et il y a aussi toujours la possibilité de changer d'option, si l'on constatequ'à l'âge de 14 ans, par exemple, l'élève s'est trompé et peut être redirigé vers uneautre voie pédagogique.

Virgule: Est-il inévitable que dans un système d'apprentissage trilingue, les élèves obtiennent demoins bons résultats dans d'autres matières?

Claude Meisch: Non. C'est pourquoi il faut adapter l'offre d'apprentissage des langues et ne pasapprendre la langue allemande différemment du français. Le choix et la détermination dela langue véhiculaire dans les différentes options sont également importants. C'estpourquoi nous avons décidé que dans le projet d'alphabétisation, l'allemand ou lefrançais serait défini comme langue véhiculaire. Et le matériel sera bilingue, avec le livreen français et le même livre en allemand. Les élèves pourront choisir la langue danslaquelle ils suivront les cours. Et nous allons lancer un grand débat sur la langued'apprentissage dans l'enseignement secondaire dans les autres filières.

Virgule: Lors du dernier test PISA, les élèves des écoles luxembourgeoises étaient classés endessous de la moyenne de l'OCDE. De nouveaux tests ont lieu en 2025. Attendez-vousune amélioration des résultats, compte tenu des mesures adoptées?

Claude Meisch: Il faut attendre. Si nous généralisons l'option de l'alphabétisation en français surl'ensemble du territoire en 2026 pour les enfants de 4 ans, ce n'est que dix ans plus tardqu'ils participeront à l'évaluation PISA. Nous devons être prudents, maintenir unecertaine continuité dans ces changements et être patients pour voir les résultats, carl'enquête PISA est réalisée à 15 ans. Mais nous avons aussi notre système de suivinational, dans lequel nous effectuons des tests nationaux auxquels participent tous lesélèves tous les trois ans. Cela nous permet de bien visualiser, par exemple, lescompétences des élèves au cycle 3.

Virgule: Vous avez récemment présenté le projet Mathi, un programme innovant visant àrépondre à ce que vous considérez comme la nécessité d'assurer un système pluségalitaire pour les différents usages des familles. Comment cela va-t-il fonctionner?

Claude Meisch: C'est pour l'instant l'un des précurseurs d'une nouvelle approche que nous voulonsdévelopper pour tous les autres programmes d'alphabétisation en allemand ou enfrançais et aussi pour les autres matières dans lesquelles le matériel sera présenté endeux langues, le français et l'allemand. Mais d'autres langues seront égalementprésentes, comme le portugais. Je pense qu'il vaut la peine de réorienter ce systèmeparce que nous croyons qu'une langue dans un parcours renforce les compétences danscette langue.

Mais d'un autre côté, nous risquons de perdre d'autres élèves qui ne maîtrisent pas cettelangue et qui se retrouvent à la traîne dans cette filière. C'est pourquoi nous avonsl'ambition de garder les élèves ensemble, même s'ils sont alphabétisés dans des languesdifférentes, mais pour ce faire, nous devons mettre à disposition du matériel dans deuxlangues différentes. Nous voulons continuer à promouvoir le multilinguisme, qui est l'unedes richesses de notre pays.

Mais le projet Mathi montre aussi qu'il existe une nouvelle approche didactique etpédagogique de l'enseignement des mathématiques, qui est souvent à l'origine desabandons scolaires. Nous pouvons donc proposer une nouvelle façon de stimuler lacuriosité de nos élèves pour les chiffres.

Virgule: Peut-il être adapté à d'autres disciplines?

Claude Meisch: C'est prévu, mais nous ne pouvons pas tout faire en même temps. Nous prévoyons deprésenter une nouvelle approche et de nouveaux supports pour l'apprentissage del'allemand, des sciences, de la vie et de la société. Dans toutes les matières, le matérieldevra être révisé. En outre, dans la perspective de l'alphabétisation en allemand ou enfrançais, nous devrons disposer de matériel dans les deux langues.

Dans notre société, il y a des jeunes qui, apparemment, ne trouvent pas leur place.

Virgule: Se sentir en sécurité à l'école est une des conditions pour bien travailler. Récemment,des images d'une confrontation entre élèves d'une école secondaire ont été renduespubliques. Ces cas sont rares mais semblent se produire de plus en plus souvent. Qu'avez-vous ressenti, sachant que c'est votre ancienne école?

Claude Meisch: C'est choquant et le signe d'un mal-être qui n'arrive pas seulement dans les écoles. Dansnotre société, il y a des jeunes qui, apparemment, ne trouvent pas leur place. Et celadevrait nous déranger. Bien entendu, il s'agit de violences qui doivent désormais êtreanalysées par les autorités judiciaires. Mais cela nous rappelle aussi que nous avonspour mission d'aider les jeunes à trouver leur place dans la société, à l'école, mais aussidans l'apprentissage des langues et des perspectives que nous pouvons leur offrir. Celanous rappelle que nous n'atteignons pas tous nos objectifs lorsque nous voyons cesimages.

Virgule: Que peut faire le ministère de l'Éducation à ce sujet?

Claude Meisch: Nous ne pouvons jamais exclure ces situations. Elles existent depuis toujours et depuisplusieurs générations. Ce qui est nouveau aujourd'hui, c'est que ces cas sont filmés etdiffusés sur les réseaux sociaux. Parfois, ce qui n'est pas le cas, il y a plusieurs incidentsoù on a l'impression qu'ils sont montés pour être filmés et diffusés sur les réseauxsociaux. Nous avons constaté que pour certains jeunes, la violence est devenue unechose normale. Parce qu'elle est très présente, notamment dans ce qu'ils observent surles réseaux sociaux. "Si je le vois tous les jours, c'est parce que c'est normal et que jevais le frapper aussi", pensent certains jeunes. Ce sont des phénomènes que nousobservons et sur lesquels travaillent nos services psychologiques et le Service d'AppuiPsychosocial et Psychosocial (SEPAS) et pour lesquels, parfois, nous devons prendredes mesures disciplinaires et choisir de ne pas maintenir l'élève à l'école.

Virgule: La confrontation a eu lieu entre des étudiants de différentes nationalités. Serait-ce lesigne que la coexistence n'est pas si paisible au Luxembourg?

Claude Meisch: Évidemment, cela ne vient pas de nulle part. Il y a des jeunes qui, selon leur parcours oules déceptions qu'ils ont vécues au cours de leur courte vie, rendent leur intégrationdifficile et il leur est également difficile de trouver leur place dans la société. Parce que leLuxembourg est nouveau pour eux et qu'ils ont besoin de temps pour s'adapter.

 

Cet article est paru initialement sur le site de Contacto.

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